Réalisé par Damien Chazelle.
Vers la fin des années 1920, Hollywood connaît le plus grand des changements : le passage du muet au sonore. De nombreux artistes voient leur carrière brisée, tandis que d'autres parviennent à résister au changement et à se frayer un chemin dans la nouvelle ère : le cinéma parlant. Parmi ceux qui sont contraints d'affronter la grande transition, on trouve de grandes stars comme Jack Conrad (Brad Pitt) - inspiré par la figure de John Gilbert, le mari de Garbo - mais aussi des actrices en herbe qui rêvent de gloire, comme la jeune Nellie LaRoy (Margot Robbie), un personnage inspiré par l'actrice Clara Bow, l'un des premiers sex-symbols de l'histoire, issue de la pauvreté et devenue une icône des années folles et d'une féminité qui transgresse les règles.
Babylon, dans son abondante durée de trois heures, se concentre sur les vicissitudes que la mémorable transition du muet au sonore a fini par déterminer, pour les acteurs et les travailleurs de cette Mecque du celluloïd qu'est encore aujourd'hui plus que jamais Hollywood. Une star absolue du cinéma (Brad Pitt), une aspirante star du septième art qui se révèle aussi douée que vouée à l'autodestruction (Margot Robbie), un musicien noir qui se retrouve catapulté dans ce monde magique (Jovan Adepo), une diva aux origines orientales (Li Jun Li) et, surtout, un jeune bricoleur d'origine espagnole (Diego Calva) promis à une carrière fulgurante grâce à son sens aigu de l'organisation, vont se trouver pris dans un tourbillon qui les emportera plus vers la défaite que vers la réussite. Le film galvanisant, exalté et démesuré de Chazelle, loin de manquer de faiblesses, réfléchit de manière aiguë et incisive au phénomène universel qui touche les êtres humains chaque fois que le progrès intervient de manière autoritaire pour changer des habitudes de vie aujourd'hui considérées comme acquises. Il apporte presque toujours des simplifications et des améliorations pour les masses, mais plonge dans la crise tous ceux qui, par ce bouleversement, voient changer les hypothèses qui les distinguaient de la foule indistincte. Le progrès améliore effectivement la vie de la masse des "cafards" qui rampent dans l'ombre et exploitent ses avantages. Mais il dévaste l'existence de ceux qui le subissent, parce qu'ils sont obligés de se remettre en question à cause de lui. C'est ce qui s'est passé à Hollywood également, lorsque le cinéma a été confronté à la perspective du son à la fin des années 1920.
Chazelle signe avec Babylon un projet mégalomaniaque et imparfait (à commencer par les traits physiques et personnels de nombreux personnages aux visages modernes et improbables comme la permanente de Robbie), mais vivant et éblouissant, centré sur une sacro-sainte vérité qui passe du champ cinématographique à toutes les autres facettes de la vie quotidienne. Babylon parle de cinéma en réfléchissant à une sacro-sainte vérité, vérifiable dans tous les compartiments : le progrès profite aux masses, aux "cafards" (vous le comprendrez en voyant le film), mais dévaste ceux qui le subissent en étant contraints d'abandonner ce qui les rendait différents et meilleurs. Chazelle réalise un film inévitablement maudit, magniloquent s'il prétend caser des éléphants et des crocodiles comme si nous étions dans le décor d'un film des débuts de Cecil B. De Mille dans un Hollywood égocentrique et redondant qui a perdu le sens de la mesure, inconscient de la sélection naturelle que le son apportera au septième art. Chazelle ouvre la fête avec un incipit orgiaque digne de Baz Lurhmann, où il importe peu que les visages, les traits somatiques de nombre de protagonistes - au premier rang desquels la diva sans être si bien rendue par Margot Robbie, n'aient rien pour évoquer le style et la tendance de l'époque : pommettes saillantes, corps parfaits mais palestralisés et filiformes, dents implantées d'une blancheur aveuglante. Rien qui puisse être un tant soit peu plausible dans une atmosphère des années 1920, à l'exception du bon Brad Pitt qui ressemble à un néo-Douglas Fairbanks Sr. ou plus encore à un Errol Flynn qui, contrairement à l'original, succombe à l'avènement du son malgré un timbre de voix fascinant et compatible avec les personnages qu'il incarne. Babylon a tout du film maudit, et les caractéristiques d'un film qui sera réévalué aussi grâce au flop annoncé et maintenant presque inévitable qu'il apportera avec lui après les désastreuses recettes américaines. Chazelle déborde, exagère, nous entraîne dans les bas-fonds d'un Hollywood ravagé par le vice qui vit dans ses entrailles le vice le plus libérateur et le plus inavouable, comme on l'observe dans le long et décousu intermède de quasi-horreur avec Tobey Mac Guire émacié et au regard satanique dans un rush rapide qui rappelle certains pics hystériques de Gaspar Noé.
VERDICT
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Babylon, c'est beaucoup de choses réunies par un final apparemment interminable qui voltige agilement entre les plafonds d'une immense salle de cinéma à la recherche de l'harmonie et de la nécessaire prise de conscience que les nouvelles techniques de tournage ont apporté au septième art. Ce n'est pas très différent des avatars qui, aujourd'hui, remplacent de plus en plus les acteurs en chair et en os, réduisant leur présence, ironiquement, précisément à une synthèse du dialogue qui constituait ce quelque chose de superflu et d'inutile au milieu du cinéma muet.